XIV
LA DERNIÈRE CHANCE
— L’espagnol réduit la toile, monsieur !
— Et nous allons en faire autant.
Au beau milieu de la dunette, Dumaresq était planté comme un roc au pied de l’artimon.
— A carguer les perroquets !
Bolitho leva les yeux mais il dut s’abriter du soleil pour observer ses hommes, qui se débattaient avec la toile. En moins d’un heure, la tension était montée d’un cran. Le San Agustin restait fermement sur leur hanche tribord. La Destinée avait certes l’avantage du vent, mais ce capitaine espagnol avait tout de même réussi à se placer entre la frégate et le lagon.
Rhodes vint le rejoindre.
— Il va laisser cet Espagnol courir sa chance, et je dois bien avouer que je l’approuve. Je préfère encore les combats où j’ai tous les atouts entre les mains, à vrai dire – il jeta un coup d’œil à la dunette. Et toi, continua-t-il un ton plus bas, que ferais-tu si tu étais à la place de notre seigneur et maître ?
Bolitho haussa les épaules.
— Je suis partagé entre la colère et l’admiration. Je le hais pour la façon qu’il a eue de se comporter avec moi : il savait bien qu’Egmont ne lui indiquerait pas la retraite de Garrick sans se faire prier.
— Ainsi, reprit Rhodes, c’est bien sa femme ?… – il hésita une seconde, puis : Tu te remets, Dick ?
Bolitho avait le regard perdu dans le lointain, il observait le San Agustin, la flamme blanche d’Espagne.
Mais Rhodes insista :
— Et dans toute cette affaire, avec la perspective de souffrir mille morts pour quelque chose qui remonte à Mathusalem, tu trouves encore le temps de te ronger pour une histoire de femme ?
— Non, répondit Bolitho, je n’en suis toujours pas remis. Si seulement tu avais pu la voir…
Rhodes sourit tristement.
— Mon Dieu, Dick, je vois bien que je perds mon temps avec toi. Mais lorsque nous serons rentrés en Angleterre, il faudra que je m’occupe sérieusement de te changer les idées !
Tous deux s’arrêtèrent : ils avaient entendu l’écho d’un coup de canon sur l’eau. Le boulet tomba dans une grande gerbe, droit devant l’espagnol.
— Bon Dieu de bois, cria Dumaresq, ces salopards ont osé tirer les premiers !
Toutes les lunettes disponibles étaient braquées sur l’île, mais personne ne réussit à repérer le canon qui avait tiré.
— Et ce n’était qu’un avertissement, fit Palliser, j’espère que notre Espagnol a compris. Dans un cas de ce genre, il faut faire preuve de subtilité et ne pas se contenter de foncer tête baissée.
— Vous croyez qu’il en est capable ? répondit Dumaresq dans un sourire. Vous vous exprimez comme un amiral, monsieur Palliser, il va falloir que je vous surveille de plus près…
Bolitho examina minutieusement le vaisseau espagnol. Mais on eût dit qu’il ne s’était rien passé : il continuait sa route, imperturbable, droit vers la langue de terre qui s’ouvrait sur le lagon.
Quelques cormorans décollèrent lourdement au passage des deux bâtiments, comme des oiseaux héraldiques.
— Ohé du pont, je vois une fumée en haut de la colline, monsieur !
Toutes les lunettes pivotèrent dans la direction indiquée.
— C’est sûrement un de ces foutus fourneaux, grommela Clow, un canonnier. Ces bougres sont en train de nous réchauffer du boulet pour le balancer aux Espagnols !
Bolitho s’humecta les lèvres. Son père l’avait bien souvent mis en garde contre la folie qui consiste pour un bâtiment à s’en prendre à une batterie côtière. Avec des boulets chauffés au rouge, un bâtiment était incendié en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Le bois séché par le soleil, le goudron, la peinture, les voiles, tout cela ne demandait qu’à prendre feu, et le vent faisait le reste.
Un soupir de soulagement parcourut tout le pont lorsque l’espagnol ouvrit ses sabords avec un bel ensemble. On entendit la sonnerie d’une trompette ; les équipes se précipitaient à leurs pièces, minuscules fourmis qui se détachaient sur le blanc de la muraille.
Le chirurgien rejoignit Bolitho près d’une pièce de douze. Ses lunettes brillaient dans le soleil. Dans un dernier geste de courtoisie envers ces hommes qui pourraient bientôt avoir besoin de ses services, il s’était abstenu d’enfiler son tablier.
— Tout cela me rend nerveux comme une puce.
Bolitho ne le comprenait que trop bien. Quand on se retrouvait enfermé dans l’entrepont, sous la flottaison, avec les fanaux qui dansaient follement, les odeurs du combat, tous les bruits vous arrivaient déformés.
— J’ai bien l’impression que cet Espagnol a l’intention de forcer le passage, annonça-t-il.
Il n’avait pas fini sa phrase que le bâtiment envoyait ses huniers pour profiter au maximum de la brise de suroît. Il était magnifique, on aurait dit une vieille gravure. En comparaison, la Destinée paraissait misérable.
Bolitho se dirigea vers l’arrière et s’arrêta sous la lisse de dunette. Il entendit Dumaresq qui disait :
— On laisse venir encore une encablure, et on verra.
— Il pourrait bien forcer la passe, monsieur, fit timidement Palliser. Une fois à l’intérieur, il peut s’emparer de tout ce qui flotte et, sans ses embarcations, Garrick est un homme perdu.
Dumaresq attendit une seconde pour répondre.
— Jusque-là, je suis d’accord. J’ai déjà entendu parler de quelqu’un, voilà bien longtemps, qui marchait sur les eaux… J’ignore si le miracle va se reproduire aujourd’hui.
Les servants des neuf-livres s’esclaffèrent à la plaisanterie du capitaine.
Bolitho s’émerveilla une fois de plus de l’à-propos de Dumaresq. Il trouvait toujours le mot propre pour rire, au moment où les hommes en avaient le plus grand besoin.
— S’il réussit, fit Gulliver sans s’adresser à personne en particulier, adieu notre part de prise !
Dumaresq lui jeta un regard féroce.
— Vous êtes un misérable, monsieur Gulliver. Je n’arrive pas à comprendre comment vous arrivez encore à écumer les mers en traînant votre pessimisme comme un boulet !
— L’espagnol a passé la pointe, monsieur ! annonça l’aspirant Henderson.
— Vous avez une bonne vue, grommela Dumaresq – et à Palliser : Il est sous le vent, c’est maintenant ou jamais.
Bolitho serrait les mains sur la lisse à s’en faire mal, dans l’espoir que cela l’aiderait à calmer son angoisse. Il aperçut soudain des éclairs qui jaillissaient par les sabords du San Agustin, puis ce fut le coup de tonnerre de la bordée.
Des colonnes de fumée et de poussière s’élevaient sur le flanc de la colline, des cailloux dégringolaient jusqu’à la mer.
— Il va falloir qu’on aille rapidement à la rescousse, capitaine, fit Palliser.
Bolitho le regarda. Palliser espérait bien avoir un commandement quand il débarquerait de la Destinée, il n’en avait jamais fait mystère. Mais, quand des centaines d’officiers avaient dû déposer sac à terre et se retrouvaient en demi-solde, il fallait bien plus qu’une simple commission pour y parvenir. L’Héloïse aurait pu lui mettre le pied à l’étrier, mais les listes d’avancement ont la mémoire courte. À présent, l’Héloïse se trouvait par le fond et non entre les mains d’un tribunal de prise.
Si don Carlos Quintana réussissait à terrasser Garrick, toute la gloire lui en reviendrait et ces messieurs de l’Amirauté, verts de rage, ne se souviendraient plus que de cet échec, certainement pas de Palliser.
On entendit un nouveau coup de canon, un seul, et une immense gerbe s’éleva lentement, assez loin cependant de l’espagnol.
— Garrick n’était pas aussi fort qu’il essayait de le faire croire, déclara Palliser, et les Espagnols doivent se tordre de rire en pensant à nous : nous avons retrouvé la trace du trésor, mais ce sont eux qui vont mettre la main dessus !
Ledit espagnol brassait ses vergues pour franchir une pointe de corail. Son irruption dans le lagon devait constituer un spectacle assez impressionnant pour la flottille qui s’y trouvait mouillée.
— Ils mettent leurs embarcations à la mer, murmura quelqu’un.
En effet, deux canots descendaient lentement du pont supérieur du San Agustin. La manœuvre n’avait pas l’air très brillante : des hommes se précipitaient en désordre pour monter à bord. Bolitho se dit que le capitaine n’avait sans doute pas trop envie de se jeter à la côte sous le vent, sans parler de la menace de cet énorme canon.
Contre toute attente, les deux embarcations ne prirent ni la route de l’île ni celle du récif, et elles furent bientôt masquées par la masse écrasante du vaisseau. Bolitho les perdit de vue.
La vigie, cependant, voyait parfaitement tout ce qui se passait. Elle rendit bientôt compte que les deux embarcations sondaient soigneusement le chenal, sans doute pour baliser le chemin du vaisseau espagnol et lui éviter de se mettre au plein.
Rien à dire, cet Espagnol faisait preuve d’une belle audace. Don Carlos avait sans doute combattu les Britanniques par le passé et il tenait là une belle occasion de les humilier.
Bolitho se retourna : Dumaresq était toujours aussi impassible. Il observait certes l’autre bâtiment, mais comme si tout cela ne le concernait pas. Il attendait son heure, tout simplement : telle fut la réflexion qui vint soudain à l’esprit de Bolitho. Depuis le début, Dumaresq avait fait semblant. Il avait aiguillonné l’espagnol plutôt que d’aller se jeter lui-même dans la gueule du loup.
Bulkley surprit son expression.
— Ça y est, je crois que je comprends.
L’espagnol cracha une nouvelle bordée de sa batterie tribord, des débris de toute sorte jaillirent de la colline. Mais personne ne se montra, aucun canon ne répondit à son feu.
— Abattez de deux rhumbs, ordonna Dumaresq.
— Du monde aux bras sous le vent !
Les vergues grinçaient sous la traction des hommes, la Destinée pointa lentement son boute-hors droit sur le sommet de la colline.
Bolitho attendit que ses hommes eussent regagné leurs postes. Il avait peut-être mal estimé la situation, Dumaresq ayant sans doute l’intention de faire une baïonnette avant de reprendre le cap initial.
C’est alors qu’il entendit une double explosion, comme un rocher percutant une maison. Il courut à la proue et vit sur l’avant de l’espagnol quelque chose qui sautait en l’air avant de retomber en morceaux.
— C’est l’un de leurs canots, cria la vigie : il a été touché de plein fouet !
Ils n’avaient pas eu le temps de revenir de leur surprise qu’une succession d’éclairs illuminait la colline. Ils en comptèrent bien sept ou huit.
L’eau bouillonnait autour de l’espagnol, plusieurs trous apparurent soudain dans ses huniers.
Sans lunette, le spectacle était déjà assez effrayant, mais il entendit Palliser crier :
— Leur voile prend feu, ils se font tirer à boulets rouges !
Les autres coups étaient tombés de l’autre côté, hors de leur vue. Bolitho aperçut un éclair de lumière : un rayon de soleil réverbéré par la lunette de l’un des officiers occupé à observer la batterie.
Le San Agustin riposta, la batterie lui répondit. Mais les pièces à terre tiraient à leur aise en réponse à la bordée du navire, car chaque coup était pointé posément.
D’épaisses volutes de fumée s’élevaient du pont supérieur, et à l’arrière l’incendie faisait rage. Des objets divers volaient en tous sens.
— Il attend d’avoir atteint le point de non-retour, monsieur Palliser, fit tranquillement Dumaresq, Garrick n’est pas assez stupide pour risquer de faire bloquer son chenal par une épave. Et regardez bien, ajouta-t-il en lui montrant le bâtiment en flammes, voilà le sort qui attendait la Destinée si nous n’avions pas su résister à la tentation !
Le feu de l’espagnol était de plus en plus erratique : des boulets tombaient sur les rochers où ils ne causaient guère de dégâts, d’autres ricochaient sur l’eau comme des poissons volants.
Vu de la Destinée, le San Agustin semblait noyé dans le corail. Il progressait toujours dans le lagon, laissant derrière lui une épaisse traînée de fumée noire. Sa voilure était grêlée de trous comme une vraie passoire.
— Mais pourquoi ne vire-t-il pas de bord ? demanda Palliser.
Toute sa colère envers ces Espagnols était soudain tombée. À présent, il avait même du mal à cacher son angoisse pour le bâtiment pratiquement désemparé. Dire qu’il avait été fier, majestueux, et le voir réduit à cet état pitoyable !…
Le chirurgien murmura quelque chose à l’oreille de Bolitho.
— Je n’oublierai jamais ce spectacle – il ôta ses lunettes qu’il essuya soigneusement. Cela me rappelle un poème qu’on m’a fait apprendre lorsque j’étais jeune :
Dans le lointain, là où la mer au ciel s’unit,
Une forme à l’allure imposante grandit.
C’est par édit royal qu’elle fend l’onde amere :
Voyez, battue des vents, flotter sa flamme altière !
Il eut un petit sourire triste.
— A présent, cela sonne comme une épitaphe.
On entendit une nouvelle explosion et la fumée qui s’élevait au-dessus du lagon leur masqua totalement la vue des bâtiments au mouillage.
— Il va se rendre, annonça calmement Dumaresq, son capitaine n’a plus le choix. Si vous étiez à sa place, que décideriez-vous : abandonner ou laisser brûler vos hommes dans la fournaise ?
D’autres explosions suivirent, sans que l’on sût trop si elles venaient de la terre ou du bâtiment. Comme Bulkley, Bolitho avait du mal à admettre la situation : un vaisseau superbe, et voilà ce qu’il était devenu. Et si cela leur arrivait, à lui et à ses compagnons ?… Affronter le danger, c’était aussi le métier ; mais la perspective de tomber aux mains de pirates sans foi ni loi qui vous tuaient un homme pour un pari entre ivrognes, voilà qui était sans commune mesure.
— Paré à virer, monsieur Palliser, nous allons venir à l’est.
Palliser ne répondit rien. Il imaginait sans doute, et mieux encore que Bolitho, ce qui se passait à bord du bâtiment espagnol. Ces gens-là allaient voir la Destinée virer de bord, et ils sauraient alors, sans espoir de retour, qu’on les abandonnait à leur sort.
— Je vous expliquerai plus tard ce que j’ai l’intention de faire, ajouta Dumaresq.
Bolitho et Rhodes échangèrent un regard : ainsi, les choses n’étaient pas terminées. De fait, rien n’avait encore commencé.
Palliser referma précipitamment la portière de toile, comme s’il craignait qu’une oreille ennemie ne vînt les espionner.
— Les stocks de munitions sont prêts, monsieur, les feux sont masqués, comme vous l’avez ordonné.
Bolitho attendait avec les autres dans la grand-chambre du capitaine. Il partageait leur anxiété, mais aussi leur excitation.
Toute la journée, la Destinée avait tiré des bords sous un soleil de plomb. Ils étaient restés à proximité de l’île Fougeaux, assez au large cependant pour demeurer hors de portée des batteries. Ils avaient attendu pendant des heures, espérant que le San Agustin s’en sortirait. Mais rien ne s’était passé. Plus grave encore, ils n’avaient pas entendu la moindre explosion qui leur eût annoncé sans conteste la fin de l’espagnol. S’il avait sauté, la plupart des navires mouillés dans le lagon auraient disparu par la même occasion. Ce silence pesant était encore plus angoissant.
Dumaresq observait tous ces visages tendus vers lui. Il faisait une chaleur torride dans la chambre calfeutrée, et tous avaient ouvert largement leur chemise. On eût cru avoir affaire à une conjuration de comploteurs plutôt qu’à une réunion d’officiers du roi.
— Nous avons traîné toute la journée, messieurs, commença le capitaine, et c’est certainement ce à quoi Garrick s’attendait. Je peux même vous dire qu’il avait visiblement prévu tout ce qui s’est passé jusqu’à présent.
L’aspirant Merrett renifla un grand coup et s’essuya le nez sur sa manche, ce qui lui valut un regard sévère de son capitaine.
— Garrick a soigneusement établi son plan, c’est certain. Il sait que j’ai demandé de l’aide à Antigua. Nous avions encore une chance de le coincer dans son antre en attendant, lorsque le San Agustin est venu faire son cirque.
Il se pencha sur son bureau au-dessus de la carte de la zone.
— A présent, il n’y a plus aucun obstacle entre Garrick et ses ambitions, si ce n’est précisément la Destinée. Dans ces conditions, messieurs, je n’ai guère d’options. Nous pouvons attaquer sa flottille si elle sort, les combattre tous ensemble ou les détruire un par un. Mais les choses ont changé, et le silence qui a régné toute la journée en est la meilleure preuve.
— Vous voulez dire qu’il pourrait utiliser le San Agustin contre nous ? demanda Palliser.
Dumaresq manifesta son irritation en se voyant ainsi interrompu.
— Au bout du compte, je dirais oui.
On entendit des bruits de pas sur le pont, quelques voix alarmées.
— Don Carlos Quintana s’est probablement rendu à l’heure qu’il est, reprit Dumaresq, à moins qu’il ne soit tombé au cours du combat, ce que je lui souhaite. Il n’a aucune espèce de pitié à attendre de cette racaille. Et je vous prie de bien vouloir garder ce point en tête, me suis-je bien fait comprendre ?
Bolitho se tordait les mains d’énervement sans même s’en rendre compte. Il se sentait les paumes moites ; la terreur qui l’avait envahi pendant l’attaque de l’île le reprenait. Sa douleur à la tête se réveilla subitement et il dut faire un effort considérable pour se ressaisir.
— Vous vous souvenez sans doute, continua Dumaresq, des premiers coups de canon ? Ils venaient d’une seule et unique pièce, installée à l’ouest de la colline. Ils ont délibérément visé à côté pour encourager l’assaillant à se jeter dans leur piège. Une fois que l’espagnol a eu franchi la passe, ils ont fait feu à boulets rouges pour créer la panique et l’amener à raison. Cela vous donne une idée de la finesse de ce Garrick : il était prêt à risquer de l’embraser plutôt que de mettre en péril sa flottille. Contre un bombardement classique, don Carlos aurait sans doute persévéré, encore que je ne croie guère qu’il ait pu réussir.
Au-dessus d’eux, les hommes de quart s’agitaient. Bolitho les imaginait trop bien, inquiets de ce que tramaient les officiers, s’interrogeant sur les plans à l’étude, et qu’ils paieraient de toute manière au prix de leur vie. Il s’imaginait aussi le pont noyé dans l’obscurité, les feux masqués, la toile réduite qui devaient donner à la Destinée l’air d’un fantôme.
— Demain, Garrick sera toujours là à nous observer, à essayer de percer ce que nous lui préparons. Nous continuerons à patrouiller, sans rien changer. Cela entraînera deux conséquences : d’abord, Garrick verra que nous attendons des renforts, ensuite, il comprendra que nous n’avons aucunement l’intention de quitter les lieux. Du coup, en s’apercevant que le temps passe, il ne manquera pas de tenter de précipiter les événements.
— Mais êtes-vous certain que c’est la bonne solution ? demanda en hésitant Gulliver. Pourquoi ne pas le laisser là où il est en attendant l’escadre ?
— Parce que je ne crois pas une seule seconde que l’escadre va arriver, lui répondit brutalement Dumaresq. Fitzpatrick peut fort bien avoir retardé l’expédition de mes dépêches pour gagner du temps, jusqu’au moment où il sera déchargé de ses responsabilités.
Il eut un pâle sourire.
— Cela ne sert à rien, monsieur Gulliver. Il vous faut accepter votre sort comme j’accepte le mien.
Palliser intervint.
— Vous nous voyez nous mesurer à un quarante-quatre, monsieur ? Je suis certain aussi que tous les bateaux de Garrick sont fort bien armés, et il a sans doute l’expérience de ce petit jeu…
Dumaresq avait tout de l’homme que cette discussion fatiguait.
— Demain soir, j’ai l’intention de mettre quatre canots à terre. Je ne peux pas espérer forcer la passe par mes propres moyens, et Garrick le sait très bien. Ses pièces sont pointées sur le chenal, ce qui nous met en position de faiblesse.
Bolitho sentit son estomac se contracter : un débarquement ! C’était toujours une opération risquée, dangereuse, même avec les hommes les plus expérimentés.
— Nous discuterons les plans de détail plus tard, continua Dumaresq ; je veux voir comment se comporte le vent. Pour l’instant, voici déjà ce que j’ai arrêté. Mr Palliser prendra le commandement du cotre et de l’annexe, il se dirigera vers la pointe sud-ouest. C’est la partie la mieux protégée de l’île, donc la moins propice à une attaque. Il sera secondé par Mr Rhodes, l’aspirant Henderson et enfin… – il tourna les yeux vers Slade : … par notre maître pilote.
Bolitho jeta un rapide coup d’œil à Rhodes : il était tout pâle, quelques gouttes de sueur perlaient à son front.
Henderson, le plus ancien des aspirants, avait au contraire l’air calme et décidé. C’était sa première occasion de se mettre en valeur et, tout comme Palliser, il visait une promotion. Sa belle assurance flancherait peut-être lorsque l’heure aurait sonné.
— Nous n’aurons pas de lune et, autant que je peux en juger, la mer sera clémente. Nous mettrons ensuite la pinasse à l’eau, elle fera route vers les récifs situés au nord-est de l’île.
Bolitho retenait son souffle – il se doutait bien de ce qui allait suivre. Ce fut donc avec soulagement qu’il entendit Dumaresq annoncer :
— Monsieur Bolitho, vous prendrez le commandement de la pinasse ; vous serez assisté par les aspirants Cowdroy et Jury. Je vous donnerai également un canonnier expérimenté pour renforcer l’armement. Votre mission consistera à vous emparer de cette pièce isolée qui est enterrée au flanc de la colline, et vous l’utiliserez ensuite selon mes ordres.
Il eut un sourire sans chaleur.
— Le lieutenant Colpoys choisira également quelques tireurs d’élite parmi ses hommes pour assurer la protection de Mr Bolitho. Assurez-vous, je vous prie, qu’ils ne portent pas leur uniforme, je veux les voir déguisés en marins.
Colpoys était visiblement mécontent, non à la perspective de se faire tuer, mais à l’idée de voir ses fusiliers déguisés et dépouillés de leurs vestes rouges.
Dumaresq observait tous ces visages en silence. Peut-être pour voir le soulagement de ceux qui allaient rester à bord, peut-être pour mesurer l’anxiété de ceux qui avaient été désignés pour l’attaque.
— Pendant ce temps-là, la Destinée se préparera à livrer combat. Je crois en effet, messieurs, que Garrick finira par tenter la sortie. Et, comme la Destinée est le dernier témoin existant, il aura à cœur de la détruire. Croyez-moi, conclut-il, c’est bien ce qu’il devra faire s’il veut passer !
Palliser se leva.
— Rompez, messieurs.
Ils se dirigèrent un par un vers la sortie. Ce qu’ils venaient d’entendre avait de quoi leur donner à penser, tous espéraient confusément qu’il existait encore un moyen d’éviter le combat.
— Tu vois, Dick, fit Rhodes, je crois que je vais me payer un grand verre avant de prendre mon quart ce soir. J’ai envie de me changer les idées.
Bolitho regardait les aspirants passer devant lui : ce devait être encore bien pire pour eux.
— J’ai déjà participé à une expédition de ce genre, et j’en garde un mauvais souvenir. J’imagine que le premier lieutenant et toi allez vous emparer de l’un des navires au mouillage – il frissonna. Quant à moi, je n’aime pas trop la perspective de me saisir de cette pièce à leur barbe !
— Le premier de nous deux qui rentre, répondit Rhodes, paye une tournée au carré !
Bolitho monta reprendre son quart sur le pont sans rien répondre.
Une grande silhouette sortit de derrière l’artimon : Stockdale.
— Alors monsieur, c’est pour demain soir ? fit-il à voix basse. Et sans attendre la réponse : Je le sens. Mais vous n’avez pas l’intention d’emmener un autre canonnier que moi ? ajouta-t-il en se frottant les mains d’un air gêné.
La confiance touchante de cet homme aidait Bolitho à surmonter son angoisse.
— Nous resterons ensemble, rassurez-vous – il lui toucha impulsivement l’épaule. Et, après ça, vous regretterez éternellement le jour où vous avez fait la bêtise de quitter le quai !
Stockdale étouffa un petit rire.
— Ça jamais ! Ici au moins, on a de la place pour respirer !
Yeames était maître de quart et avait assisté à cette petite conversation.
— Je crois que ce foutu pirate ne sait pas ce qui l’attend, monsieur, il va rigoler quand il verra le vieux Stockdale lui tomber dessus !
Bolitho reprit ses longues allées et venues au vent. Où était-elle donc, à cette heure ? À bord de quelque navire inconnu, faisant route vers une terre dont il ne saurait rien, où elle vivrait sans qu’il sût jamais où la rejoindre ?
Si seulement, si seulement elle venait le rejoindre, là, comme elle l’avait fait au cours de cette autre nuit !… Elle saurait le comprendre, elle le prendrait tendrement dans ses bras, elle l’aiderait à chasser cette peur qui le torturait. Et dire qu’il avait encore toute une longue journée d’attente devant lui avant le début du prochain acte. Cette fois-ci, il risquait fort de ne pas revenir : le sort en avait peut-être décidé ainsi depuis toujours.
L’aspirant Jury mit ses mains en coupe au-dessus de l’habitacle pour consulter la rose qui dansait. Il leva les yeux et observa longuement le lieutenant : il souhaitait tant lui ressembler un jour, et cette perspective suffisait à le combler. Il était calme, confiant, ne prononçait jamais un mot plus haut que l’autre, contrairement à des gens comme Palliser ou Slade. Peut-être son père avait-il un peu ressemblé à Bolitho au même âge ? En tout cas, il l’espérait.
Yeames s’éclaircit la gorge.
— ’Vaudrait mieux faire réveiller la relève assez tôt, monsieur, j’ai peur que la journée soit bien longue.
Jury s’éloigna, perdu dans ses pensées. Il n’avait plus peur et ne savait trop pourquoi. Oui, c’était cela : il allait partir avec le troisième lieutenant et, pour un garçon de quatorze ans, il n’existait pas de perspective plus rassurante.
Bolitho avait beau savoir que cette journée d’attente serait terrible, il faillit craquer. L’équipage s’activait à mettre en place les armes et les équipements qui seraient nécessaires à la compagnie de débarquement. Lorsqu’il s’arrêtait un instant dans ses tâches, ou lorsqu’il remontait sur le pont en sortant de l’une de ces soutes si sombres et si fraîches, l’île hostile était là. Il avait beau savoir que la Destinée avait couru des bords toute la journée, c’était comme s’ils n’avaient pas bougé d’un pouce. L’île, avec sa colline en forme de forteresse, les guettait toujours, impavide. Elle les attendait – elle l’attendait.
À l’approche du crépuscule, Gulliver changea d’amure et ils s’éloignèrent de l’île. Les vigies ne distinguaient aucune activité, mais le lagon pouvait cacher bien des choses. Dumaresq ne se faisait pourtant aucune illusion : Garrick avait suivi chacune de leurs évolutions. Le fait que la Destinée fût toujours restée à bonne distance ne pouvait que le renforcer dans l’idée qu’elle attendait de l’aide.
Le capitaine convoqua tous ses officiers dans sa chambre. Il faisait toujours aussi chaud, l’air était moite.
Ils avaient passé la journée à vérifier et à revérifier chaque chose, rien n’avait été oublié. Le vent était favorable, bien établi au suroît, fraîchissant, mais ne se disposant apparemment pas à tourner.
Dumaresq s’appuya lourdement sur son bureau.
— C’est l’heure, messieurs, dit-il d’une voix grave. Rejoignez vos embarcations. Je vous souhaite tout le bien possible. Vous dire bonne chance serait une insulte.
Bolitho essayait de se détendre, un membre après l’autre. Ce n’était pas imaginable, il ne pouvait partir au combat dans cet état. La moindre faiblesse lui serait fatale, il le savait parfaitement.
Il écarta sa chemise pour se donner un peu de fraîcheur, et cela le fit penser à la chemise propre qu’il avait passée pour l’accueillir sur le pont, cette fameuse nuit. C’était peut-être la traduction secrète de son désespoir : ne pas se changer avant le combat signifiait qu’une éventuelle blessure allait s’infecter plus rapidement. Bulkley ne serait pas sur cette île maudite pour les soigner, personne ne se rendrait compte de son geste.
— J’ai l’intention de larguer le cotre et l’annexe dans une heure, annonça Dumaresq. Nous en ferons autant avec les deux derniers canots à minuit. Je sais, ajouta-t-il en se tournant vers Bolitho, que cela vous fera plus de chemin à parcourir, mais vous serez plus à couvert. Assurez-vous que les pistolets et mousquets ne sont pas chargés, je ne veux pas de coup de feu intempestif. Vérifiez tous les équipements avant d’embarquer, expliquez la situation à vos hommes – il dit ces derniers mots d’une voix douce, presque tendre. Parlez-leur, ils constituent vos seuls atouts et ils auront les yeux fixés sur vous.
On entendait le bruit sourd des pieds nus sur le pont, le grincement des palans. La Destinée mettait en panne.
— Demain sera votre pire journée, fit Dumaresq, vous devrez rester cachés sans rien faire. Si l’alarme est donnée, je ne pourrai rien pour vous.
L’aspirant Merrett frappait à la porte.
— Mr Yeames vous présente ses respects, monsieur, et vous fait dire que nous sommes en panne.
Mais la chambre roulait tellement qu’ils le savaient déjà. En dépit de la tension, les assistants se mirent à rire et à blaguer. Rhodes lui-même souriait de toutes ses dents.
Et ils sortirent de la chambre pour rejoindre leurs hommes.
Les boscos de Mr Timbrell avaient déjà sorti l’annexe de son chantier, puis ce fut le tour du cotre de passer par-dessus les filets. Tout le monde s’activait : il n’y avait pas de temps à perdre. On entendait dans la nuit des cris brefs, des hommes murmuraient « Bonne chance ! » à leurs camarades qui allaient s’en aller. Les deux canots s’éloignèrent bientôt vers la côte.
— Remettez en route, monsieur Gulliver.
Dumaresq tourna le dos à la mer, comme s’il avait déjà oublié Palliser.
Jury était en grande conversation avec Merrett. Bolitho se demanda si le jeunot était heureux de rester à bord. Comme il avait changé, en si peu de mois !
Dumaresq s’approcha en silence.
— Attendre, toujours attendre, monsieur Bolitho. Si cela était en mon pouvoir, je la ferais venir à tire-d’aile – petit rire –, mais c’est quelque chose qui n’a jamais vraiment marché. J’aimerais abréger, mais ces choses-là ne sont jamais faciles, je le sais bien.
Bolitho passa un doigt sur sa cicatrice. Bulkley lui avait ôté ses points de suture, mais le simple fait de penser à sa blessure le faisait toujours passer par les mêmes affres.
— Mr Palliser et ses braves sont assez loin maintenant, déclara brusquement Dumaresq, je ne veux plus y penser – et, se retournant : Un jour, vous comprendrez ce que je veux dire.